Le Queyras est une région des Alpes réputée pour son cadre naturel préservé et ses nombreuses marmottes, son « Pain de Sucre », son habitat typique (les « fustes »), la plus haute commune d’Europe (Saint-Véran, 2040 m), le nombre de jour d’ensoleillement (plus de 300) et… ses cadrans solaires.
En arrivant le premier jour par le train de nuit, nous avons rapidement posé nos affaires à la Maison de Gaudissard. À 11 heures, nous étions prêts pour une randonnée de découverte (de 7 heures tout de même !) qui nous a permis de traverser plusieurs villages alentours (Gaudissard, Molines, Prat Hauts et Pierre Grosse) et d’apercevoir plusieurs cadrans.
Nous nous sommes ensuite pris au jeu de chercher les cadrans solaires pendant tout notre séjour. Certains sont bien visibles, d’autres un peu cachés. Il faut parfois franchir la porte d’un jardin, escalader un talus, faire le tour d’un bâtiment, entrer dans un hôtel et se rendre sur la terrasse pour pouvoir les observer de près. Les habitants avec qui nous avons eu la chance de discuter étaient toujours très accueillants et ravis de raconter l’histoire de leur cadran, celle de leur famille et leur attachement au Queyras.
Du gnomon au cadran solaire
L’utilisation de l’ombre portée du Soleil pour indiquer l’heure remonte à plusieurs milliers d’années, dans différentes civilisations antiques en Europe, Asie, Amérique centrale… Un simple bâton posé verticalement sur le sol, appelé gnomon (« indicateur » en grec), permet de repérer le début, le milieu et la fin d’une journée. Si on lui ajoute des graduations, il indique les heures qui passent. Mais il perd sa précision en quelques semaines parce que l’orientation de la surface de la Terre a changé par rapport au Soleil.
À partir du VIIe siècle, ce même dispositif est placé sur les façades Sud de nombreuses églises. Le « cadran canonial » est composé d’une tige horizontale dont l’ombre est projetée sur un demi-cercle divisé en plusieurs secteurs égaux (6, 8 ou 12 selon les congrégations). Il fixe le rythme des offices religieux. Les durées entre chaque repère du cadran sont inégales au cours d’une même journée et selon les saisons [1].
C’est au XVIe siècle, avec la confirmation et l’acceptation de la rotondité de la Terre [2], que les cadrans solaires deviennent beaucoup plus précis. La tige métallique (appelée « style ») n’est plus fixée horizontalement mais elle est inclinée en fonction de la latitude du lieu et le tracé tient compte de l’orientation et du mouvement relatif du Soleil. Les cadrans solaires donnent l’heure [3] et même la date, la saison, etc. et ils se multiplient sur les bâtiments publics et privés.
Les cadraniers du Queyras
À partir du XIXe siècle, l’horloge et la montre se démocratisent et l’heure légale est introduite en 1891 [4]. L’utilité des cadrans solaires s’efface et leur nombre diminue… sauf dans le Queyras. Les artistes venus du Piémont italien traversent la frontière et proposent leur service aux communautés religieuses et aux familles les plus riches. À partir de cette époque, la première fonction d’un cadran solaire n’est plus de donner l’heure mais de valoriser la position sociale et la richesse de la famille.
De nombreux cadrans de cette époque sont encore visibles aujourd’hui à Saint-Véran et aux alentours. Les concepteurs-créateurs de cadrans solaires sont appelés des « cadraniers », ou « cadraniers-fresquistes » lorsque le cadran est complété par une fresque. Ils sont à la fois scientifiques, artistes et philosophes.
Le plus célèbre s’appelle Giovanni Francesco Zarbula. Ce personnage, encore mystérieux [5], a conçu une centaine de cadrans entre 1830 et 1880, essentiellement répartis dans le Queyras et le Briançonnais. Il est connu pour ses décors caractéristiques (encadrement géométrique, faux marbre, oiseaux des îles, vases ou bouquets de fleurs), pour la précision de ses cadrans (précision inférieure à cinq minutes, tracé exact des lignes horaire, fixation du style à un degré près) et pour l’utilisation de la technique de peinture dite « a fresco » (cf. ci-après).
De nos jours, c’est Rémy Potey qui est omniprésent. Il arpente depuis plus de trente ans les villages du Queyras pour restaurer les cadrans abîmés par le temps et pour en concevoir de nouveaux. Il est venu tout jeune dans la région, comme berger. Il a commencé par peindre les paysages et les animaux pendant qu’il gardait ses troupeaux. Rémy Potey crée son premier cadran sur un temple en 1984, mais celui-ci se dégrade rapidement. Il part alors étudier les techniques des anciens puis revient exercer le métier de cadranier-fresquiste dans sa région d’adoption.
Depingere a fresco
C’est la technique particulière de la peinture à fresque (« depingere a fresco ») qui domine dans le Queyras [6]. Le cadranier-fresquiste intègre les éléments du décor avec des pigments naturels, directement sur un enduit composé de sable et de chaux encore frais. En séchant, la chaux emprisonne et protège les pigments. Aucune autre technique picturale n’est capable « d’égaler le rendu, la transparence, la solidité et la longévité de la fresque », explique Rémy Potey sur son site.
Avec cette technique remarquable, il est l’auteur d’une centaine d’œuvres dans le Queyras, toutes plus belles les unes que les autres, qui sont caractérisées par la présence de paysages et d’animaux alpins.
Rémy Potey : « Art exigeant, la fresque transporte l’être, au bord du dénuement, vers une subtile dimension originelle, extirpe toutes pensées et renforce l’amour du vivant, en additions d’instants indicibles, comme une efflorescence qui aspire vers le primordial, indéfinissable réalité, où l’on touche de l’extrémité de ces sens, une infime part de la finalité de l’humain. »
Une histoire de famille
Les cadrans modernes donnent l’heure bien sûr, mais ils racontent surtout des histoires de familles. Le cadranier commence d’ailleurs son travail par réunir les membres de la famille, écouter leur histoire, leurs métiers, leurs passions…
Ainsi, un homme [7] nous a raconté avec passion et fierté l’histoire de sa famille, installée depuis 1835 à Ville-Vieille, au travers de son cadran. La fresque représente une forêt de mélèzes à l’automne et les « mamelles du Queyras ». Monsieur G. Juge était ingénieur des eaux et forêts, responsable de toute la forêt du Queyras, il la connaissait par cœur. Au premier plan, un mélèze ayant perdu ses aiguilles pour symboliser le temps qui passe. Il était aussi apiculteur, d’où la ronde d’abeilles. La devise « Souviens-toi de vivre » est inscrite en plusieurs langues, pour souligner l’ouverture au monde et à la culture, en écho au métier de Madame E. Juge, institutrice. Enfin, on repère également les signes du zodiaque astronomique, les constellations que le Soleil semble traverser en une année.
Prenons un autre exemple, le cadran d’une famille franco-péruvienne installée depuis 1997 à Saint-Véran [8]. Le reflet de la Tête des Toillies dans le Lac Blanchet se transforme en Huascaran, plus haut sommet du Pérou. Les parents et leurs quatre enfants sont représentés par le berger et ses deux moutons qui se reflètent dans le lac avec une bergère et ses deux lamas. Deux animaux emblématiques du Queyras et du Pérou sont représentés : l’aigle en haut du cadran et le condor en bas. Et la petite chouette chevechette vient en opposition à la tête de Tumi, symbole de l’Empire Inca. Cette même tête, qui représente le soleil, est également accrochée au bout du style métallique.
Voir midi à sa porte
Le cadranier-fresquiste propose plusieurs pistes graphiques à échelle réduite à la famille, puis réalise l’œuvre à l’échelle 1. Il prépare ensuite des poncifs et des pochoirs qui l’aideront à reproduire la fresque sur la façade. Plusieurs parties seront réalisées à main levée. La réalisation de la fresque prend environ une semaine.
Chaque cadran solaire est unique, sur le plan artistique mais aussi gnomonique : l’inclinaison du style métallique et le tracé des lignes horaires s’obtiennent grâce à un logiciel ou à des calculs savants. Le cadran est réglé pour afficher l’heure solaire vraie, locale : il indique midi lorsque le soleil est au zénith. Ainsi, dans le Queyras (situé à l’Est), midi sonne avec environ 25 minutes d’avance par rapport au méridien de Greenwich. En plein mois d’août, avec le décalage de l’heure d’été (+ 2 heures), il faut donc ajouter 1h35 à l’heure lue sur le cadran pour connaître l’heure légale.
Enfin, la plupart des cadrans portent une devise ou citation :
- Message religieux : « Tel qu’on mesure, on sera mesuré », « Un seul cœur, une seule âme », « Sans le Soleil je ne suis rien. Et toi, sans Dieu, tu ne peux rien », « Il sert les Hommes, servez Dieu »…
- Message philosophique : « Passe le temps, je demeure », « Je ne compte que les heures claires », « Je mesure le temps, image mobile de l’immobile éternité », « Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés » (K. Gibran), « Je ne peux pas dire qui je serai demain. Chaque jour est neuf. Chaque jour je renais » (P. Auster)…
- Message qui interpelle le voyageur sur l’impériosité de profiter de l’instant présent : « Le temps passe, passes le bien », « C’est toujours l’heure pour les amis », « Carpe Diem » ou encore « C’est l’heure de bien vivre », comme l’annonce le cadran de la Maison de Gaudissard où nous avons séjourné avec grand plaisir (cadran réalisé en 1990 par… Rémy Potey, évidemment).
Quelques paysages du Queyras
Quelques cadrans solaires du Queyras et du Piémont
Sources
Une enquête sur Rémy Potey réalisée par des élèves de l’école primaire de Magnière (54) et leur instituteur, Claude Hinsinger, lors de classes découvertes dans les Alpes. Ils décrivent le parcours et le travail de Rémy Potey et présentent plusieurs de ses œuvres : http://claude.hinsinger.free.fr/alpes/rpotey.htm/
Le site de Rémy Potey, cadranier fresquiste : http://cadran-soleil.com/ et un reportage vidéo https://www.delitdimages.org/la-vallee-du-queyras-et-ses-cadrans-solaires-video/
Le site de la Commission des cadrans solaires de la Société Astronomique de France : http://www.commission-cadrans-solaires.fr/
Le site très TRÈS riche de Michel Lalos sur les cadrans : http://michel.lalos.free.fr/cadrans_solaires/
[1] On parle d’ailleurs d’ « heures inégales » pour ce type de cadran.
[2] Plusieurs savants-philosophes grecs (Pythagore, Platon et Aristote notamment) ont émis l’hypothèse et même démontré que la Terre est ronde. C’est d’ailleurs en mesurant la taille de l’ombre projetée par un bâton planté à Alexandrie, alors qu’au même moment un bâton identique ne projette aucune ombre dans la cité d’Assouan, et en connaissant la distance Alexandrie-Assouan, qu’Ératosthène (276 à 194 avant J.-C.) prouve la rotondité de la Terre et calcule sa circonférence avec une précision remarquable. Mais c’est au XVIe siècle que les travaux de Copernic, Brahe, Kepler et Galilée imposent définitivement le concept de la rotondité de la Terre et de l’héliocentrisme (le fait que c’est la Terre qui tourne autour du Soleil, et non l’inverse). Source : https://www.maxisciences.com/planete/6-decouvertes-qui-ont-revolutionne-l-astronomie_art2199.html
[3] Les heures indiquées par le cadran dépendent de son orientation. Par exemple, un cadran orienté plein Sud (cadran méridional) donnera l’heure de 6 à 18 heures ; celui orienté Sud-Est (cadran déclinant du matin) donnera l’heure du lever du Soleil jusqu’à midi.
[4] C’est la loi du 14 mars 1891 qui impose la même heure, celle de Paris, partout en France métropolitaine et en Algérie. Cela permet notamment de simplifier l’affichage des horaires des trains et la gestion du réseau ferré, en pleine expansion. Jusqu’alors, chaque ville possédait son heure particulière (quand il était midi à Paris, il était déjà midi 19 à Nice et seulement 11 heures 42 à Brest) et elles affichaient souvent les deux horaires (par exemple, l’horloge de l’hôtel de Ville de Rennes comportait deux aiguilles des minutes, une dorée pour l’heure locale, celle du Soleil, et une noire pour l’heure de Paris). Depuis la loi du 9 mars 1911, l’heure légale en France est alignée sur celle du méridien de Greenwich (GMT) : heure de Paris à laquelle on soustrait 9 minutes et 21 secondes. http://archives.haute-vienne.fr/r/120/mettons-les-pendules-a-l-heure-/
[5] « La notoriété de cet artiste cadranier d’origine piémontaise est exceptionnelle et reste cependant mystérieuse. On ne sait pas grand-chose de Zarbula. On ignore jusqu’à son nom : Zarbula ou Zerbolla ? » http://michel.lalos.free.fr/cadrans_solaires/zerbola/zarbula.php
[6] Nous avons également pu observer quelques cadrans en céramique, peints sur bois ou gravés dans la pierre, mais ils sont largement minoritaires.
[7] Il s’agit du mari de Jacqueline, un des quatre enfants dont les initiales apparaissent en haut du cadran.
[8] Cette famille gère un hôtel-restaurant et le cadran est visible depuis la terrasse de l’établissement. Il est accompagné d’un texte explicatif.
« Le temps passe, passes le bien » encore une découverte qui donne envie et qui nous donne (déjà) des idées de nouvelles destinations pour nos prochaines vacances estivales 🙂
Merci Fatose! Oui, c’est une belle région que je te recommande chaudement! Du soleil, des marmottes, des choses insolites à découvrir, du sport et bien sûr…une excellente qualité de l’air 😉 Tous les ingrédients pour passer un moment inoubliable! Si tu as besoin des cartes IGN, n’hésites pas!
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