Si t’es radieuse…

  • Cécile 

De retour en vadrouille dans Paris

Lorsque ma cousine Marie m’a proposée de participer à une visite guidée sur « Le Corbusier à Paris », je me suis empressée d’accepter sa bonne idée pour deux raisons. La première est liée au personnage lui-même, Charles-Édouard Jeanneret-Gris de son vrai nom, et à son œuvre qui – pour une raison que je n’explique pas vraiment – m’intéressent, m’intriguent, voire me fascinent. La deuxième relève de mon envie de reprendre notre blog, celui que Mathieu et moi avions commencé dès notre rencontre et que nous avions délaissé ces deux dernières années pour cause de bébé, de déménagement, de changement de boulot. Bref, il était temps de reprendre du temps pour soi, du temps à la flânerie, à la promenade, à la déambulation… en dehors des sentiers battus.

Idéalisme ou opportunisme ?

Cette nouvelle chronique s’intéresse donc à Le Corbusier et à son empreinte dans Paris, laquelle aurait pu être bien plus impactante, si son projet de déconstruction puis de reconstruction du centre de Paris (partie rive droite : quartiers du Marais, du Faubourg Saint-Antoine…), alors insalubre, avait vu le jour. Le fameux « Plan Voisin » [1] prévoyait en effet de raser cette partie de la ville pour bâtir à la place un gigantesque quartier d’affaires composé de 18 immeubles de 60 étages, entouré d’espaces verts et relié à la banlieue par deux autoroutes de 120 mètres de large, ainsi que des îlots d’immeubles d’habitation d’une douzaine d’étages à proximité. Dans ce projet, la place de la voiture y était prépondérante ; elle était perçue, par Le Corbusier, comme un moyen de démocratisation de masse pour les déplacements (à la différence des transports en commun plus contraignants selon l’architecte).

L’œuvre de Le Corbusier [2], déjà reconnue de son vivant, est aujourd’hui bien ancrée dans l’héritage architectural national et international : les Cités Radieuses en France et même à Berlin, appelées aussi « Unités d’habitation », les villas privées en France, Allemagne, Suisse… (villa Ozenfant, maison Planeix, villa Savoye…), les bâtiments institutionnels (Cité Refuge de l’Armée du Salut à Paris, la Maison de la Culture de Firminy), industriels (la manufacture de Saint-Dié) ou encore religieux (l’église Saint-Pierre à Firminy) font partie du patrimoine inscrit dans la mémoire collective.

Si l’œuvre est entrée dans la postérité, l’appréciation de l’homme est plus mitigée. En effet, le personnage est complexe : pétri de contradictions (il pouvait être à la fois promoteur d’espaces verts ou d’espaces collectifs et défenseur de l’usage individuel de la voiture), il apparait très rigoureux et organisé, tandis que ses premières réalisations (des villas d’abord, pour des particuliers, puis des cités) révèlent rapidement des défauts de construction (infiltration d’eau, exposition trop forte au soleil, problèmes d’agencement intérieur, etc.) et engendrent un fort mécontentement des commanditaires.

Ce « touche-à-tout » (à la fois architecte, designer, peintre, sculpteur), officiellement apolitique bien que porteur d’un idéal [3] qui place au cœur de sa vision du monde « l’ordre fatal », conçoit la ville comme un corps humain athlétique et sain (« le domaine bâti de la nation doit être semblable au corps humain »), comme un ensemble de cellules, dont certaines peuvent devenir dangereuses et altérer l’équilibre biologique (« une ville est une biologie »). Ses idées, traduites dans le courant artistique qu’il co-fonda (le Purisme) font de Le Corbusier une figure historique ambigüe et ambivalente, dénoncée en 2016 par plusieurs auteurs à l’occasion d’un colloque dédié [4], organisé en réaction à l’exposition [5] qui lui était consacrée au Centre Pompidou quelques mois plus tôt (de avril à août 2015).

Le Corbusier, fasciste convaincu ? Si sa sympathie et même son adhésion à l’idéologie nazie ont été démontrées [6], c’est surtout un homme profondément opportuniste, capable de proposer un projet architectural à l’URSS de Staline comme au régime de Vichy du Général Pétain, un homme résolument fasciné par les régimes autoritaires et par leurs utopies funestes.

Le Corbusier, la grande anarque ?

Mais laissons l’idéologue de côté et intéressons-nous à l’homme, qui – quoiqu’on en dise – comporte une dimension identitaire, psychologique et sociologique qui va bien au-delà d’un simple assemblage de cellules.

Comme on l’a évoqué au début de cette chronique, Le Corbusier n’est pas son vrai nom. Ce dernier aurait été choisi car il évoquerait le nom d’un métier… imaginaire, dont la sonorité pourrait évoquer celle combinée du menuisier et du cordonnier. Dès lors, l’art de la corbuserie consisterait en la réalisation d’ensembles architecturaux dont la composition reposerait sur X% de béton (le matériau privilégié de l’artisan corbusier), X% d’espaces verts, X% de ciel. Selon une formule mathématique savante (le fameux « Modulor » [7] calé sur les proportions organiques du corps humain), Le Corbusier concevait ses villas et immeubles d’habitation, tout comme il organisait sa propre vie (le matin, X% du temps était consacré à la peinture ou la sculpture ; l’après-midi, X% l’était à l’architecture, suivi de X% dédié à la natation, sport qu’il pratiquait quotidiennement et qui aura finalement raison de lui [8]).

Après le nom, la profession. Le Corbusier n’a en effet jamais validé son diplôme d’architecte [9] et a toujours fait figure de piètre bâtisseur (cf. infra). L’arrivée de son neveu, Pierre Jeanneret, dans l’entreprise familiale permit alors de « sauver les meubles » et d’en assurer la prospérité.

En outre, sur le plan du design d’intérieur, il est aujourd’hui connu que Le Corbusier ne s’est jamais privé de s’adjuger les réalisations de ses collaborateurs et collaboratrices, à une époque où, pour ces dernières, la reconnaissance professionnelle dans un milieu masculin était pratiquement impossible. Le mobilier conçu par Charlotte Perriand, aujourd’hui réattribué à sa véritable créatrice, a longtemps été présenté sous le nom de Le Corbusier. Il en va de même pour la fameuse chaise Chandigarh [10], réalisée par son neveu Pierre Jeanneret.

Alors, Le Corbusier visionnaire ?

Finalement, la renommée nationale et internationale de Le Corbusier repose sur sa vision du monde, transcrite par le truchement du Modulor dans ses plans et ses projections urbanistiques, mais aussi au travers de projets qui ont été commandés, présentés, exposés sous forme de maquettes et de dessins. La plupart d’entre eux n’a d’ailleurs jamais vu le jour et sont restés au stade de projets.

Faut-il dès lors voir en Le Corbusier un visionnaire, un avant-gardiste ? Ou bien simplement un homme de son temps, représentant d’un courant en vogue (sur le plan artistique, se développent à ce moment-là le Bauhaus, la Nouvelle Objectivité… et avec eux une approche fonctionnelle des objets et des espaces) ? Un homme qui allait dans le sens de l’Histoire de son époque, celle des régimes totalitaires, des idéologies de la massification, un homme banal en somme ?

Ce qui est sûr, c’est que Le Corbusier a su bâtir une histoire, son histoire. Reste ouverte la vraie question : le portrait peu flatteur d’un homme suffit-il à condamner son œuvre qui, elle, ne le mérite sans doute pas ? « Laissons-lui au moins la gloire », comme disait Malraux… [11]

Villa du peintre Amédée Ozenfant, 53 avenue Reille. Paris 14e. Comme beaucoup de villas conçues par Le Corbusier, la bâtisse originale comportait des sheds (verrières zénithales en dent de scie utilisées dans les usines) que les acquéreurs récents ont transformé en toit-terrasse.
La cité Refuge de l’Armée du Salut. 12 rue Cantagrel. Paris 13e. A l’époque cette partie de Paris n’était pas soumise aux contraintes architecturales actuelles.
Cité Refuge de l’Armée du Salut. Vue arrière.
La Maison Planeix. 24bis au 26 bis boulevard Massena. Paris 13e.
Fresque murale de Le Corbusier dans le salon du Pavillon Suisse conçu également par Le Corbusier au sein de la Cité universitaire internationale. 2 € l’entrée. Pour ce prix, une chambre-témoin d’étudiant peut être visitée, ainsi que le hall d’entrée présentant des photos de certains plans (aménagement de la Casbah d’Alger).
Mobilier et peinture de Le Corbusier dans les étages du Pavillon Suisse. Cité universitaire internationale de Paris.

Les sources :

[1] Sur le plan Voisin : Paris : comment le « Plan Voisin » aurait pu défigurer la capitale ! (cultea.fr)

[2] La liste exhaustive et détaillée de l’œuvre de Le Corbusier est à consulter sur le site de la Fondation Le Corbusier – Réalisations

[3] L’idéal de Le Corbusier : « L’idéal de Le Corbusier c’est la caserne » (lemonde.fr)

[4] Le colloque sur l’antisémitisme de Le Corbusier : Le Corbusier fasciste? Un colloque organisé en 2016 au Centre Pompidou (20minutes.fr)

[5] L’exposition « Le Corbusier : Mesures de l’homme » au Centre Pompidou : Le Corbusier, un ancien fasciste ? (radiofrance.fr)

[6] Les ouvrages dénonçant l’antisémitisme et le fascisme de Le Corbusier : Le Corbusier, derrière la façade (lemonde.fr)

[7] Sur le Modulor : Focus sur… le « Modulor main levée » de Le Corbusier – Magazine – Centre Pompidou

[8] Mort de Le Corbusier : Le Corbusier : découvrez l’incroyable cabanon de l’architecte (francetvinfo.fr)

[9] Le Corbusier non diplômé : Cinq choses à savoir sur Le Corbusier, l’architecte visionnaire – Figaro Immobilier (lefigaro.fr)

[10] Le mobilier Chandigarh et le projet de ville : Icon Story : La chaise et le fauteuil Chandigarh de Pierre Jeanneret – C86 DESIGN (c86-design.fr)

[11] Citation de Malraux : Le Corbusier suspecté (la-croix.com)

Quelques liens supplémentaires sur des réalisations de Le Corbusier-Jeanneret visibles dans Paris

Note importante : Cette chronique a été écrite à la suite d’une visite guidée et résulte d’une prise de notes effectuées lors de cette visite. La visite explore quelques réalisations de Le Corbusier & Jeanneret, situées dans le Sud-Est de Paris (en proximité de la bibliothèque François Mitterrand (Cité Refuge de l’Armée du Salut), rue Massena (Maison Planeix), avenue Reille (villa du peintre Amédée Ozenfant), puis dans la Cité internationale université (Pavillon Suisse et Maison du Brésil). A Paris, près de 17 bâtiments ont été conçus par Le Corbusier.
Pour plus d’informations et pour approfondir le sujet, je vous recommande la visite et Boméon, un guide très intéressant et passionné ! Inscription possible sur plusieurs sites, dont par exemple celui-ci : Parcours Le Corbusier dans le sud de Paris (exploreparis.com)

2 commentaires sur “Si t’es radieuse…”

  1. Belle reprise avec magnifique texte, intéressant que j’ai lu d’une traite.
    Merci Cécile de partager tes découvertes qui nous donnent envie d’en connaître davantage.
    Vivement ta prochaine balade 😊

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