« Ces tracés en étoile et ces lignes piquetées étaient des sentiers ruraux, des pistes pastorales fixées par le cadastre, des accès pour les services forestiers, des appuis de lisières, des viae antiques à peine entretenues, parfois privées, souvent laissées à la circulation des bêtes. La carte entière se veinait de ces artères. C’étaient mes chemins noirs. Ils ouvraient sur l’échappée, ils étaient oubliés, le silence y régnait, on n’y croisait personne et parfois la broussaille se refermait aussitôt après le passage. Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie.
Passages secrets, les chemins noirs dessinaient le souvenir de la France piétonne, le réseau d’un pays anciennement paysan. Ils n’appartenaient pas à cette géographie des « sentiers de randonnée », voies balisées plantées de panonceaux où couraient le sportif et l’élu local. Même à proximité d’une agglomération, la carte au 25 000e livrait des issues : une levée de terrain, un talus discret, une venelle. Partout l’ombre avait des survivances. Jusqu’au cœur des zones urbaines s’enfonçaient des coulées. Si renards et furets réussissaient à gagner le centre des villes d’Europe par les fossés et les contrescarpes, nous aussi pouvions tenir l’équilibre sur des fils invisibles. »
Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, Éditions Gallimard, 2016
(Extrait de la version Folio, p. 37-38)